Improvisation théâtrale : le miroir nécessaire

Par Anne Morais, étudiante en sociologie à l’Université de Montréal et improvisatrice

Je suis récemment tombée, lors d’une petite virée dans un moteur de recherche, sur un texte de Pierre Lavoie1, daté de 1985 et publié dans un magazine dédié au théâtre québécois. Visiblement enthousiaste vis-à-vis de l’improvisation et ses origines profondes remontant aux couches populaires de l’Italie du 16e siècle, il s’y posait la question : « L’art peut-il être le lot et le privilège de tous ? » (96). L’auteur voyait sans doute en la discipline qu’est l’improvisation théâtrale la possibilité de démocratiser l’art, de le rendre plus accessible aux groupes qui en ont été auparavant historiquement exclus par les élites occidentales. J’ai laissé cette question mûrir dans ma tête, et bien que je n’en possède pas la réponse, je dois dire qu’il est certain que le souhait de Lavoie, quoiqu’on en dise, n’est pas atteint. J’ai envie, cela dit, de m’attarder à cette question; j’ai envie de proposer des pistes de réflexion radicales; et à partir de ma position personnelle de femme blanche, j’ai envie de tenter d’expliquer pourquoi l’improvisation est un art qui m’appartient moins, et plus qu’à d’autres. Je propose donc ici d’envisager l’improvisation sous les angles du genre et de la race2, en analysant, d’une part, la manière dont le milieu québécois de l’improvisation contribue à la reproduction de rapports sociaux inégalitaires, et d’autre part, en amenant des pistes de solution à court et à long terme, dans le but de lutter contre les rapports de pouvoir racistes et sexistes dudit milieu.

Le monde dans le monde : contexte et état des faits

Avant de débuter mon analyse, je dois mettre au clair que l’improvisation est un monde dans un monde. Par là, je veux dire qu’il ne s’agit pas que d’une discipline ou d’un art, mais d’un microcosme, d’un monde informel, régi par toutes sortes de normes et de codes que les années s’appliquent à nous inculquer, à nous, improvisateur·trice·s qui évoluons en son sein. L’improvisation, pour une bonne part de celleux qui la pratiquent, représente bien plus qu’un loisir : elle fait partie intégrante de notre socialisation et des rapports que nous entretenons avec le monde. Nous arrivons même à nous distancier du reste du monde, en créant un « eux » et un « nous », qui passe à travers toutes sortes de pratiques et de codes en-dehors de la discipline elle-même. Les nombreux néologismes et les traditions instaurées nous informent d’ailleurs de ce rapport que nous entretenons avec « les autres »3 : bref, autant dire que l’improvisation est un univers, un univers exclusif. Nous reproduisons d’ailleurs nombre de mécanismes d’exclusion, non seulement envers « les autres », mais aussi entre nous, hiérarchisant informellement celleux qui pratiquent la discipline en fonction de critères variés tels que le talent perçu, l’attitude, la propension à faire la fête, l’origine géographique et scolaire, les comportements sexuels, le prestige du parcours de la personne en question, etc. 

En mettant ces éléments au clair, j’entends contrecarrer quiconque voudrait suggérer que l’improvisation n’est qu’un innocent loisir (ou même une activité parascolaire!), exempt de rapports de pouvoir et pouvant ainsi ignorer sa responsabilité dans l’exclusion de certains groupes : l’improvisation fait partie du social et est donc sujette à reproduire les mêmes dynamiques de pouvoir que dans n’importe quelle autre sphère de la société. Sous-estimer la valeur sociale de l’improvisation, pour celleux qui la pratiquent, revient à sous-estimer la violence de certains rapports sociaux en son sein. Il s’agirait ici d’une erreur épistémologique impardonnable. 

Ainsi, l’improvisation, au Québec, constitue un microcosme où l’on retrouve les mêmes problèmes et violences que ceux de la société dans laquelle il s’inscrit. Si on s’exerce à faire l’état des faits à cet égard, des constats (qui me paraissent évidents) viennent à l’esprit :

Les femmes sont sous-représentées dans le milieu de l’improvisation. Il s’agit d’un fait observé et de plus en plus nommé : le Rapport sur l’état du milieu québécois de l’improvisation théâtrale en témoigne d’ailleurs, précisant toutefois que les cohortes plus jeunes tendent à faire plus de place aux femmes (Garneau, 2020; 29). La parité entre hommes et femmes commence donc timidement à faire son chemin dans les divers groupes/ligues. Cela dit, les changements structurels n’y sont pas nombreux. En fait, les quelques engagements féministes mis de l’avant par les groupes/ligues qui me viennent en tête relèvent surtout du performatif et du cosmétique. Étant donné que la documentation et la recherche à ce sujet sont inexistantes, je m’appuie sur mon expérience et sur celle des personnes que je côtoie dans le milieu afin de jeter les fondements de mon analyse, et me permets l’exemple que voici : 

Une ligue d’improvisation a choisi de publiciser sa saison 2019-20 (ainsi que son repêchage) sous le thème du féminisme, affirmant vouloir faire plus de place en son sein pour les femmes. Cette campagne était menée en grande partie par des hommes; les noyaux annoncés étaient formés de sept hommes et d’une seule femme; et parmi les coachs, il y avait trois hommes et deux femmes. La ligue a fini par expulser et remplacer deux de ses anciennes joueuses, à la place de créer pour elles un climat favorable, un safe space où elles se sentiraient plus à l’aise de performer et de prendre de la place. En décembre, un·e spectateur·trice scandalisé·e a exigé un remboursement auprès de la ligue, à cause d’un match où il.elleel a d’abord pu voir un sketch banalisant le viol, ainsi qu’un autre où un homme fétichisait les femmes noires et employait le mot « n**** ». De plus, alors que des ateliers d’improvisation féministes ont été proposés pour la ligue au cours d’une assemblée générale, des membres ont opposé de la résistance, jugeant que c’était « aller trop loin », que l’éducation à ce niveau n’était pas nécessaire (selon une source membre de la ligue). On peut donc voir que les ambitions féministes annoncées sont loin d’avoir été atteintes et que la campagne féministe lancée par la ligue relevait bien plus de l’instrumentalisation des luttes féministes que de réels changements structurels.

Les personnes non-blanches sont largement sous-représentées dans la discipline. La discussion autour de l’enjeu de la race est d’ailleurs absente, à ma connaissance, du milieu. Non seulement n’ai-je jamais été témoin d’une instance ou d’une résolution d’un groupe/ligue vis-à-vis de la race, mais il n’existe aucune recherche publiée, ni de statistiques quant à la représentation des personnes non-blanches dans le milieu de l’improvisation. Il s’agit, selon moi, d’un aspect très problématique de la discipline, sur lequel je ne manquerai pas de revenir.

Au cours de matchs et spectacles d’improvisation, il n’est pas rare d’entendre des propos et blagues sexistes, homophobes, transphobes et racistes. Plusieurs situations comiques sont également construites autour des identités de genre et sexuelles s’écartant de l’hétéronormativité et de la cisnormativité. Il arrive d’ailleurs souvent, lorsque ces situations se présentent, qu’il y ait une absence totale d’intervention et de rétroaction à ce sujet de la part des figures d’autorité encadrant le spectacle (arbitre, maître de jeu, coach, etc). En fait, parfois, ce sont les figures d’autorité elles-mêmes qui intègrent des éléments problématiques au déroulement du spectacle.

On peut donc s’appuyer sur ces constats pour mettre au clair une chose primordiale à l’analyse qui suivra : l’improvisation, au Québec, est une discipline centrée autour de la majorité4 blanche eurodescendante d’une part, et androcentrée d’autre part. J’entends donc que les hommes blancs cisgenres y sont structurellement avantagés et y détiennent majoritairement le pouvoir. Ce faisant, la discipline participe à la reproduction de rapports sociaux inégaux, en termes de genre et de race, autant à l’interne (représentativité) qu’à l’externe (représentations). 

Femmes blanches : rapport double  

Nous l’avons dit plus tôt, les femmes sont sous-représentées dans le milieu de l’improvisation. Bien que cela soit en soi un problème, il ne s’agit que de la pointe de l’iceberg. En effet, les rapports de pouvoir ne s’arrêtent pas aux proportions : même dans les groupes/ligues où l’on trouve plus de femmes, il existe des difficultés pour ces femmes à y évoluer. Il arrive souvent que leur temps de jeu soit moindre, qu’elles aient moins d’opportunités à leur portée, qu’elles occupent des rôles subalternes et stéréotypés lors des spectacles/matchs, etc. Lorsque décriés, ces faits suscitent souvent des réactions vives, du registre de : « Si les femmes veulent leur place, elles n’ont qu’à la prendre! » 

Et encore, c’est bien peu à côté des autres violences auxquelles elles sont confrontées dans ces mêmes groupes. En effet, même si la recherche ne s’y est, pour l’instant, pas attardée, les violences sexuelles subies par les femmes ne sont pas rares dans le milieu de l’improvisation. En fait, le plus souvent, les agressions et les viols qui y sont liés sont abordés informellement et décrits comme de malheureux événements. 

Ces discours face aux enjeux féminins dans le monde de l’improvisation ne permettent pas de saisir leur caractère structurel. En fait, ils ont pour effet d’individualiser des problèmes fondamentalement politiques, et d’en rejeter la responsabilité sur des personnes, le plus souvent celles qui en vivent les conséquences. Les ligues/groupes, et donc les hommes qui y détiennent le plus de place et de pouvoir, peuvent se permettre d’occulter leur responsabilité dans le problème, et ainsi de ne pas remettre en question, justement, leur place, ni leur pouvoir. 

Cela dit, l’improvisation, bien qu’étant une discipline majoritairement masculine, constitue surtout un milieu blanc, c’est-à-dire que ce sont les Blanc·he·s qui y détiennent très largement le pouvoir et la place. En tant que femmes (blanches) dans le milieu, nous nous retrouvons alors dans une posture double, c’est-à-dire que nous vivons une oppression par rapport à notre genre, mais reproduisons également des oppressions. Or, les femmes blanches « sont incroyablement réticentes à se représenter elles-mêmes dans des situations d’oppresseurs, car elles ont le sentiment que cela se fera aux dépens de leur situation d’opprimées » (Carby, 2008 [1982]; 99). C’est un problème récurrent dans les milieux féministes, et nous, improvisatrices, n’y faisons pas exception.

Ainsi, bien que nous, femmes blanches du milieu de l’improvisation, soyions confrontées à une oppression de genre, nous devons éviter de verser dans le discours de la victime : par là, je ne veux pas minimiser les expériences et luttes des femmes du milieu. Je veux plutôt dire qu’il ne faut pas, d’une part, nous priver d’une agentivité dont nous avons besoin afin de mener nos luttes, mais également qu’en nous « identifiant comme “victimes”, [nous pouvons] décliner toute responsabilité dans le maintien et la perpétuation du sexisme, du racisme » et ainsi occulter « l’ennemi présent à l’intérieur [de nous-mêmes] » (bell hooks, 2017 [1984]; 123), ce qu’il nous faut à tout prix éviter. 

La militante et autrice bell hooks estime d’ailleurs qu’une sororité féministe exige que le racisme soit une problématique féministe centrale, puisque celui-ci est « profondément lié à l’oppression sexiste » (Ibid.; 132). Cette sororité nécessite de nous que nous questionnions de manière radicale et profonde les structures sociales qui régissent la discipline qu’est l’improvisation. Dans une perspective féministe inclusive, il nous faut donc parler de combattre l’oppression sexiste, évidemment, mais aussi « endosser la responsabilité de lutter contre des oppressions qui ne [nous] affectent pas forcément à titre personnel » (Ibid.; 148). Cela implique donc de favoriser la discussion et la lutte à l’égard du racisme et de ses structures; de reconnaître qu’en tant que femmes blanches, nous nous situons en position de pouvoir par rapport à d’autres femmes/personnes de notre discipline; et de céder une part de l’espace que nous y investissons.

Race et impro

Le contexte dans lequel j’écris est plutôt particulier. En effet, le mouvement Black Lives Matter a obtenu un regain d’attention médiatique après la mort de George Floyd, un homme noir tué par la police dans la ville de Minneapolis, aux États-Unis. Depuis, des émeutes ont été observées chez nos voisins du Sud, et de nombreuses manifestations contre la violence policière ont eu lieu à travers le monde. Malgré que les problèmes de violence d’État et de racisme ne soient pas nouveaux, ni ici ni ailleurs, il semblerait que les circonstances récentes ont rendu plus généralisée la conscience vis-à-vis de ceux-ci (du moins, momentanément). Or, il est impératif que l’awareness autour d’enjeux liés à la race ne s’évanouisse pas en tendance temporaire, ni ne soit instrumentalisée à des fins de bonne conscience. Le milieu de l’improvisation, comme tous les autres milieux, a besoin de changement structurel, immédiat et radical, et non de mesures cosmétiques servant à mousser le capital social de nos groupes/ligues. Il est grand temps qu’en tant que Blanc·he·s, nous cessions d’éviter la nécessaire remise en question de notre place et de notre pouvoir au sein de nos ligues et plus largement, du milieu lui-même.

Un processus de décolonisation de l’improvisation est nécessaire. C’est un processus qui sera (et doit être) inconfortable. Il ne s’agit pas ici de se draper de bonnes intentions sans objectif tangible et sans remise en question, dans le but d’effacer la culpabilité ressentie en tant que Blanc·he·s (Tuck & Yang, 2012; 1) : la décolonisation n’est pas une métaphore et demande des actions concrètes et radicales (Tuck & Yang, 2012; 3), auquel le milieu de l’improvisation n’échappe pas. Ces actions ne pourront pas « être le résultat d’une opération magique, d’une secousse naturelle ou d’une entente à l’amiable », étant donné que « [la] décolonisation implique la rencontre de deux forces congénitalement antagonistes » (Fanon, 2002 [1961]; 40) : il s’agira bel et bien d’une lutte, quoiqu’on en pense. Mais d’abord, qu’est-ce que la colonialité représente dans le monde de l’impro? Il s’agit de bien plus qu’un problème de représentativité, puisque les rapports coloniaux se logent également en grande partie dans les représentations inhérentes à l’art qu’est l’improvisation. 

Comme on le sait bien, les spectacles et matchs d’improvisation exigent des improvisateur·trice·s de se glisser dans la peau de divers personnages le temps de quelques minutes. On a d’ailleurs souvent vu des improvisateur·trice·s blanc·he·s interpréter (et stéréotyper) des personnages racisés. Les exemples pleuvent, mais par souci de rigueur, j’en propose un, tiré encore une fois de mon expérience personnelle : 

À l’édition 2019 de la Coupe universitaire d’improvisation (CUI), un arbitre a imposé à mon équipe de performer un sketch « à la manière d’une légende amérindienne5 ». Nous étions tous·tes très mal à l’aise, étant donné que nous savions très bien que nous n’avions aucune connaissance des diverses cultures des Premières Nations, des Métis et des Inuit, et qu’aucun·e de nous ne provenait d’une communauté autochtone (sans grand étonnement). Nous avions trente secondes pour réfléchir à notre improvisation, et pourtant, rien ne venait, car personne n’avait envie d’y jouer. Nous nous sommes tout de même exécuté·e·s, non sans difficulté – avec le recul, je dirais que ce sketch m’a semblé l’un des plus longs de ma vie.

Chacun·e n’a qu’à fouiller dans sa mémoire un petit instant, et un flash de ce genre de situation apparaîtra. Le fait que ce soit si commun rendra peut-être la phrase qui suit inconfortable : il est très problématique pour un·e improvisateur·trice blanc·he de personnifier une personne racisée sur scène. On pourrait me répondre que j’exagère, qu’on ne peut plus rien dire, qu’on ne peut plus rien faire, dans une typique manifestation de backlash6 face à l’avancée d’une lutte; on pourrait aussi me dire qu’on n’interprète pas ces personnages pour exercer de la domination, mais juste pour avoir accès à un registre varié de personnages. Face à ces discours, je dirai que c’est précisément ce que les rapports coloniaux et d’oppression à l’oeuvre dans le monde de l’improvisation impliquent. 

Ces rapports font en sorte qu’en tant que personnes blanches et majoritaires, nous pouvons nous permettre, dans le but de divertir un public – et donc, par le fait même, d’obtenir un certain capital social et économique7 – de jouer des personnes racisées. Nous les stéréotypons, dans un contexte où les stéréotypes envers ces personnes s’inscrivent dans une logique totale et structurelle d’oppression; nous exploitons leurs corps et leurs histoires, d’un élan de fascination déplacée, sans réflexivité d’une part, et sans consentement d’autre part8; et le tout en niant foncièrement la violence de ces gestes. Considérons par ailleurs l’ironie : nous ne laissons pratiquement aucune place aux personnes racisées dans nos groupes/ligues. Ainsi, l’Autre, dans le milieu de l’improvisation, « est contenu et représenté par des structures dominantes » (Saïd, 2005 [1978]; 88). Bref, en amalgamant une représentation stigmatisante et essentialisante des groupes minorisés d’une part, et leur exclusion presque totale de la discipline d’autre part, nous renforçons notre propre domination culturelle dans le milieu artistique (ce qui s’est produit à la CUI en 2019 en est d’ailleurs une manifestation exemplaire).

Quelquefois, nous nous autorisons aussi à aborder des enjeux sociaux extrêmement complexes de manière légère et humoristique dans nos sketchs. Par le fait même, nous capitalisons socialement et économiquement sur des violences qui représentent, pour d’autres, des questions de vie ou de mort. Il s’agit, même drapée de bonnes intentions, d’une initiative déplacée, s’inscrivant dans un manque total de réflexivité et pouvant être très violente pour les personnes, dans le public ou sur le banc, qui font partie de groupes minorisés. Encore ici, je crois pertinent de faire part aux lecteur·trice·s d’une histoire vécue9 :

Dans une ligue d’été, mon équipe avait décidé de faire une improvisation de style « vaudeville » et dont le personnage principal devait être un homme très riche et vilain, puisque ce style impose des caricatures particulières. Le joueur interprétant ce personnage a cru bon de le rendre sexiste également : il jugeait que c’était cohérent avec la trame souhaitée. Une coéquipière et moi devions tenir des rôles mineurs lors de ce sketch. Alors que nous étions sur scène, déjà un peu mal à l’aise par rapport au personnage, le joueur s’est placé entre nous et a agrippé de manière très soudaine nos fesses (oui!) de ses deux mains. Je me souviens avoir sursauté et avoir eu le coeur qui cognait dans ma poitrine. Ce geste m’a complètement sortie de mon personnage, et je n’ai plus dit un mot jusqu’à la fin de l’improvisation. Des années plus tard, je comprends ce qui m’a tant troublé, outre le geste lui-même : les personnages sexistes et misogynes ne me font pas rire, et je n’ai pas envie de caricaturer la réaction d’une femme face à un tel personnage. Cela s’explique simplement : ce genre de comportements et d’altercations ne sont pas de l’ordre de la comédie pour moi, mais de la réalité. Je suis constamment confrontée, à divers degrés, à des gestes, des paroles, des attitudes, des politiques et des représentations sexistes et misogynes, parce que c’est notamment ainsi que la société est structurée. Par ailleurs, je n’ai jamais trouvé que l’improvisation donnait accès, de par sa forme classique, à un climat favorable pour aborder ces enjeux et ces dynamiques, puisqu’il ne s’y trouve pas de place pour la réflexivité. En somme, pour moi, il est violent d’être confrontée sur scène à une version ridicule, légère et irréfléchie des rapports sociaux que je vis tous les jours.

Pour les improvisateur·trice·s en position majoritaire, et dont je fais partie en tant que personne blanche, les situations que je viens de décrire représentent simplement des gags ou des sketchs, qu’ils aient fonctionné auprès du public ou non. Ça peut être gênant quelques minutes, voire quelques heures lorsque ça n’a pas de succès, mais les conséquences s’arrêtent là. Cela signifie que lorsque nous nous donnons le droit d’instrumentaliser les expériences, les corps et les histoires de personnes structurellement désavantagées par rapport à nous, nous le faisons en toute impunité, et en presque totale absence de rétroaction. Ainsi, quand je parle de décoloniser le monde de l’improvisation, je parle évidemment de laisser la place qui leur revient au sein de la discipline aux personnes racisées (et toutes les personnes minorisées), mais je parle également d’une remise en question profonde de la représentation de l’Autre et de ses expériences dans les spectacles d’improvisation. Il est, à ce stade, largement insuffisant de se conscientiser individuellement ou même collectivement : se conscientiser et croire que c’est assez, ce n’est pas décoloniser, c’est plutôt effectuer une démarche vers l’innocence, visant à remplacer des démarches qui seraient plus inconfortables et qui permettraient de réellement céder l’espace en trop que nous occupons (Tuck & Yang, 2012; 19). Il nous faut donc céder de l’espace, évidemment, mais aussi accepter qu’il y a des choses qu’on ne peut pas dire, qu’on ne peut pas faire et dont on ne peut pas rire. Notre « solidarité » ne veut rien dire si nous sommes incapables de reculer de notre position hégémonique dans la discipline.

De la nécessité de l’action

Avant d’aller plus loin, je dois mettre au clair que je ne possède pas toutes les réponses. Mes expériences et mes connaissances me donnent accès à des pistes de solution, à des idées, mais je ne constitue pas une référence unique et je ne produirai pas ici un guide antiraciste, anticolonial et antisexiste de l’impro. Je vais cependant me permettre de partager des initiatives que je verrais bien se mettre en place dans le milieu, dont je fais partie depuis plusieurs années, et des actions qu’il est possible de poser lorsqu’on constitue une figure d’autorité (arbitre, maître de jeu, coach, etc.) du milieu de l’improvisation. 

  • La recherche, ou la fin de l’angle mort

La recherche au sujet de l’improvisation théâtrale au Québec en est présentement à ses balbutiements. Le Rapport sur l’état du milieu nous a d’ailleurs donné pour la première fois, en 2020, accès à des statistiques à l’échelle du Québec, afin d’évaluer ce qui constitue ce monde informel dans lequel nous évoluons. Bien que l’initiative soit louable et que la recherche ait été rigoureuse méthodologiquement, elle comporte à mon sens plusieurs angles morts : il est entre autres largement questionnable qu’aucune statistique sur la race n’ait été prélevée. 

La recherche sur la race dans le monde de l’impro est nécessaire : si on ne fait pas exister la race dans la recherche et la réflexion autour de la discipline, on nie du même coup l’existence du racisme et de ses structures dans ladite discipline. Ne pas nommer la race dans la recherche participe par ailleurs de ce que le linguiste Teun A. van Dijk nomme le déni routinier, et qui consiste à sous-estimer le racisme afin de se présenter positivement face à celui-ci (2006; 49). 

Bien que cela puisse sembler secondaire, l’importance de la représentation des personnes racisées dans le monde de l’impro est aussi grande en recherche que sur scène. Il s’agit d’alimenter, d’une part, la réflexivité autour des enjeux de race, mais aussi de démanteler l’aveuglement qui caractérise la discipline quant à ces mêmes enjeux : il importe d’ailleurs de prendre conscience de cet aveuglement, et celui-ci « doit être au coeur d’une nouvelle posture épistémologique qui en appelle à une pluralité de savoirs et de pratiques », afin de pratiquer une sociologie de l’improvisation qui soit socialement responsable (de Sousa Santos, 2016; 200). Le savoir est un véhicule nécessaire au pouvoir, comme l’a démontré maintes et maintes fois Michel Foucault : « le pouvoir produit du savoir », et « pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un et l’autre » (Foucault, 1975; 36). L’empowerment des personnes racisées dans le milieu de l’improvisation (et de toutes les personnes membres de groupes minorisés) passe donc nécessairement par le savoir, constitué par ces mêmes personnes, au sujet de l’improvisation et de ses implications.

  • L’éducation, ou la fin de l’irresponsabilité

Un travail d’éducation immense est à faire dans le milieu, afin de conscientiser plus jeunes et plus vieux·eilles aux violences auxquelles sont confrontés les groupes minoritaires, dans la société au sens large et dans le monde de l’improvisation plus spécifiquement. Alors que j’ai soulevé ce besoin, à quelques occasions, dans mon parcours d’impro, des personnes en position d’autorité dans le milieu m’ont répondu les choses suivantes : « Ce n’est pas mon travail, les jeunes doivent s’éduquer elleux-mêmes », ou encore « Je ne me sens pas outillé·e pour mener des interventions ». Et à cela, je dis :

  • Oui, c’est votre travail. Vous êtes d’ailleurs payé·e·s pour l’exécuter (sauf exceptions). Bien sûr, chacun·e des joueur·euse·s a un devoir d’éducation personnel à faire, car les personnes de groupes minorisés sont trop souvent appelées à faire du travail d’éducation gratuit pour les membres de la majorité. Or, en tant qu’arbitre, maître de jeu ou coach, une personne se doit de fournir des ressources aux joueur·euse·s qu’elle supervise, et donc de s’éduquer elle-même avant d’exiger la même chose de la part de ses joueur·euse·s.
  • Si vous ne vous sentez pas outillé·e·s, il est temps que cela change. Il faut rattraper le temps perdu, il faut lire, il faut chercher, il faut écouter. Et si vous ne vous sentez pas légitime d’offrir des pistes d’éducation ou des ateliers à vos joueur·euse·s, invitez une personne (rémunérée) que vous considérez mieux renseignée et plus légitime que vous afin d’apporter ce service à vos protégé·e·s.  
  • Si vous êtes vous-même en position d’autorité, ne laissez surtout pas passer des propos que vous jugez problématiques, que ce soit en contexte de match/spectacle ou de pratique. Dans le cas où vous ne vous sentez pas à l’aise d’intervenir immédiatement après l’événement en question, le retour de match constitue un moment idéal pour effectuer une intervention sans gêne. Cela dit, si vous êtes joueur·euse ou membre du public, il est important également de le signaler si des situations/propos vous ont semblé problématiques, dans la mesure où vous vous sentez à l’aise de le faire. 
  • Les politiques d’accès, ou la fin de l’exclusion

La parité entre hommes et femmes ainsi qu’une proportion égale de joueur·euse·s racisé·e·s à celle de personnes racisées dans la société ne doivent pas qu’être des résolutions prises à très long terme, servant à balayer les nécessaires changements structurels à effectuer du revers de la main. Comme cela fait plus longtemps que l’on s’attarde à la question du genre dans le monde de l’improvisation, que la discussion sur la parité existe et que l’on se dote, à certains endroits, d’objectifs clairs de parité, cette dernière se fera plus rapide et facile à atteindre, pour autant que les efforts restent soutenus. Or, la conversation autour des enjeux de race n’est pour ainsi dire pas ouverte dans le milieu. Cette ouverture nécessaire est la première étape vers des politiques d’accès aux groupes/ligues pour les personnes racisées; il faudra ensuite se donner des cibles rigoureuses et claires, sur lesquelles devront travailler des groupes/comités, en situation de non-mixité lorsque le nombre le permet. En me lisant, certain·e·s seront peut-être tenté·e·s de me dire : « Oui, mais il n’y a presque pas de joueur·euse·s racisé·e·s qui s’inscrivent dans les camps de recrutement. » Et là, je dirai qu’il s’agit d’un autre problème structurel que l’improvisation abrite, lequel a besoin de solutions matérielles concrètes.

  • Les ressources matérielles, ou la fin de l’inaccessibilité structurelle

Bien qu’il n’y ait statistiquement pas de bon âge pour commencer la pratique de l’improvisation, il semblerait que les improvisateur·trice·s les plus âgé·e·s cumulent une expérience importante dans le milieu (Garneau, 2020; 37). De plus, selon mon expérience personnelle et mes observations du milieu de l’improvisation québécois jusqu’à maintenant, il m’apparaît évident que plus une personne commence à pratiquer l’art de l’impro à un jeune âge, plus elle a de chances de continuer à le pratiquer longtemps, et à graviter autour de ses structures. Cela veut donc dire que pour favoriser la pratique de l’improvisation chez les personnes de groupes minorisés, il faut s’y prendre au plus tôt.

Il n’est secret pour personne que les écoles secondaires privées ainsi que celles qui sont situées dans des quartiers plus riches sont très majoritairement celles qui abritent les meilleures équipes – du moins, là d’où je viens – et donc les meilleurs enseignements. Cela s’explique par le financement qui est alloué aux activités parascolaires, lequel représente un attrait pour un·e entraîneur·euse désirant être bien rémunéré·e pour son travail. Dans nombre d’écoles de quartiers défavorisés, l’improvisation n’existe tout simplement pas. Comme ces écoles sont bien plus largement fréquentées par les personnes racisées, et que ces personnes n’ont pas accès à l’enseignement de l’impro au secondaire, il n’est pas étonnant de n’en voir qu’un petit nombre tenter un camp de sélection au cégep, par exemple. Les changements structurels nécessiteront donc un travail de promotion de l’improvisation, d’une part, dans les milieux défavorisés, mais également des investissements matériels (financiers) permettant de donner accès aux ressources nécessaires aux écoles de ces mêmes milieux, favorisant notamment les activités parascolaires, comme l’improvisation, pour les adolescent·e·s. Évidemment, en tant qu’improvisateur·trice·s, nous ne possédons pas le pouvoir d’accorder du financement à des écoles ou des institutions. Cependant, il est certain que nous avons une responsabilité militante à prendre vis-à-vis de la chose.

  • Le care, ou la fin des silences

Une importante entreprise d’écoute doit être mise sur pied dans le milieu de l’improvisation, et plus précisément à l’intérieur des groupes/ligues eux-mêmes. J’ai déjà suggéré par le passé l’introduction d’un poste d’ombudsperson dans les instances d’improvisation, mais c’est selon moi largement insuffisant pour mettre de l’avant le care dans le milieu. D’autres mesures et initiatives sont nécessaires :

  • Les figures d’autorité de l’improvisation, surtout lorsqu’elles travaillent dans les milieux scolaires, doivent offrir une oreille aux joueur·euse·s faisant partie de groupes minorisés. Les entraîneur·euse·s occupent une place de choix à cet égard, puisqu’iels créent des liens souvent très forts avec leurs protégé·e·s. Aux coachs qui me lisent aujourd’hui, ne faites surtout pas l’erreur de sous-estimer l’influence et l’importance que vous avez pour vos joueur·euse·s. Pour la plupart, iels aspirent à vous ressembler; vous constituez pour elleux un modèle et un·e potentiel·le confident·e lorsque des problèmes surviennent, qu’ils soient liés au genre et à la race ou non. Accepter de devenir entraîneur·euse, c’est aussi endosser la responsabilité de créer, ou du moins de fortement participer à un safe space dans le milieu dans lequel on évolue.
  • Les joueur·euse·s hommes et blanc·he·s ont une responsabilité de care envers les femmes, les personnes racisées et les personnes de genre non conforme qu’iels côtoient dans le milieu, et dans leur groupe/ligue. Il est impératif qu’iels démontrent une ouverture à des discussions qui peuvent être inconfortables pour iels, et à reculer de leur position hégémonique lorsque le contexte le demande. Ces personnes ont une responsabilité centrale dans les dynamiques de genre et de race qui règnent dans leur groupe/ligue. Il est impératif qu’elles reconnaissent leur position d’oppresseur·e et de personnes privilégiées afin de céder la place qu’il convient aux membres de groupes minorisés : cela est vrai en situation de match/spectacle, tout comme dans les situations sociales qu’implique l’improvisation.

Conclusion 

Les rapports sociaux de domination appliqués au monde de l’improvisation pourraient faire l’objet d’une thèse entière. Bien que beaucoup de silences restent à briser et que de nombreux aspects restent encore à ce jour dans l’ombre, je me dois de conclure ici, pour l’instant, mon analyse. J’espère que personne n’en sortira trop amer·ère; que la publication de mes réflexions aura l’effet escompté, c’est-à-dire d’ouvrir les boîtes poussiéreuses dont nous avons voulu cacher l’existence jusqu’à maintenant; que ma pensée s’inscrira dans une libération de la parole des personnes membres de groupes minorisés; et que les tabous et les non-dits crouleront sous le poids de la critique. Je désire aussi offrir tout mon soutien aux éternel·le·s outsiders de l’impro : à celleux qui ont dû lutter plus fort que moi pour leur place, à celleux qui l’ont perdue et celleux qui ne l’ont jamais eue. 

J’aimerais terminer en revenant sur le devoir des Blanc·he·s de l’improvisation, sur notre devoir : tout reste à faire. Le miroir est là, et il nous faut impérativement nous y regarder, même si ce que nous y voyons nous dégoûte, nous effraie, nous fait honte. Pendant que nous sommes gêné·e·s par notre culpabilité face aux enjeux de genre et de race, rappelons-nous que ceux-ci représentent pour d’autres la vie et la mort, au quotidien, partout – à commencer par ici. Aucun·e de nous n’est exempt·e de la domination : le pouvoir nous traverse tous·tes, nous l’exerçons à travers nos positions stratégiques (Foucault, 1975; 35). Il est temps d’amorcer le travail qui mène à l’abandon de ces positions, à commencer par les milieux dans lesquels nous évoluons. 

Anne Morais, étudiante en sociologie à l’Université de Montréal et improvisatrice

NOTES DE BAS DE PAGE

1 Pierre Lavoie est un ancien arbitre de la LNI, intronisé en son temple de la renommée en 2001. Repéré via https://www.lni.ca/matchdimpro/temple

2 J’utilise le mot « race » au sens social du terme. Bien que la race ne soit pas une réalité biologique, il s’agit d’une réalité sociale, ayant des conséquences tangibles et violentes sur les vies des personnes racisées : pour cette raison, lorsque je parle de race, je n’emploie pas de guillemets.

3 Pour donner un exemple amusant : les improvisateur·trices qui me lisent ici ont pour une bonne part sans doute déjà entendu (ou même utilisé) la fameuse expression « les moldus », pour parler des personnes qui ne font pas d’improvisation.

4 Évidemment, les personnes blanches représentent une majorité dans le milieu de l’improvisation. Cela dit, la « majorité » est entendue ici et tout au long du texte en termes de pouvoir et non nécessairement en termes de nombre.

5 Le terme « amérindienne » est directement issu de la colonisation et n’est pas approprié pour décrire les communautés autochtones : je cite ici l’arbitre.

6 Je me base sur la définition de Mansbridge & Shames et envisage le backlash comme une réaction à une perte réelle, potentielle ou crainte de pouvoir-capacité, le tout s’attachant au pouvoir coercitif comme stratégie de regain du pouvoir perdu (2012).

7 Économique, dans la mesure où un groupe/ligue a un prix d’entrée en vigueur.

8 L’autrice et militante bell hooks, au sujet de ce contact, écrit : « The desire to make contact with those bodies deemed Other, with no apparent will to dominate, assuages the guilt of the past, even takes the form of a defiant gesture where one denies accountability and historical connection. » (2012; 369).

9 Comme je parle à partir de mon expérience personnelle, il est évident que cette histoire n’est pas suffisante pour résumer la violence que je tente de décrire ici. Je prie donc celleux qui me lisent de garder en tête qu’il ne s’agit que d’un exemple parmi des centaines, provenant de la position somme toute assez privilégiée qui est la mienne.

BIBLIOGRAPHIE

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