Réflexions autour de la Performance du genre dans le domaine de l’improvisation

Par Estelle Valette,

C’est autour d’une bière d’après-match, dans un bar où l’on avait poussé les chaises pour y créer une scène temporaire, qu’une conversation émergea autour des personnages masculins que j’avais joués. Étonnée des échanges que cela avait suscités, j’ai depuis développé cette réflexion dans un travail rédactionnel universitaire, puis sous différentes formes illustrées. La présente recherche vise à identifier si l’improvisation est dépendante des normes sociales qui nous entourent, mais surtout, à savoir comment ces normes conforment l’imaginaire des improvisateur.ices?

La performance du genre en société

Bien que notre passion nous amène à parler de ce sujet dans le domaine de l’improvisation, il faut avant tout noter que cet enjeu est d’envergure sociale. Au préalable, il est important de revenir sur certains concepts clefs à la compréhension de cet article. Premièrement, le sexe se différencie du genre. Le sexe se réfère entre autres à : l’anatomie, la biologie, aux organes et aux hormones. Le genre est une catégorie sociale imposée sur un corps sexué (Scott, 1988). Plus précisément, il ne représente pas l’individu en tant que tel, mais plutôt une relation sociale. Le genre dépend de plusieurs influences afin de pouvoir le définir entièrement et justement (De Lauretis, 2007). Le contexte dans lequel l’individu est représenté en société influence la compréhension de notre environnement et indique une construction sociale dans la façon de se comporter par exemple.

« Les termes qui composent notre propre genre sont, dès le départ,

hors de nous, dans une société qui n’a pas d’unique auteur »

Judith Butler

Parallèlement, les normes opèrent de façon particulière en société, étant donné qu’elles ne sont pas des lois, ni des règles pour autant. Elles opèrent comme pratiques sociales en tant que standard implicite de la normalisation. Les normes sont difficiles à décrypter, car elles peuvent être explicites, ou non, c’est pour cela qu’il est complexe de discerner clairement les effets qu’elles produisent. « Lors d’une action, la norme gouverne ce qui est viable ou non dans la société. […] La norme permet à certains types de pratiques et d’actions de devenir reconnaissables en tant que telles, imposant une grille de lisibilité au niveau social et définissant les paramètres de ce qui apparaîtra ou non dans le domaine social » (Butler, 2006).

Enfin, il faut également être vigilant.e face à la binarité : le genre ne peut être un contraste répétitif entre le masculin et le féminin. Autrement dit, le féminin est souvent mis en opposition ou en comparaison face aux « différences sexuelles » et aux principes basés sur la norme. Il est difficile de critiquer les représentations puisqu’elles sont ici limitées à deux. Le problème de la binarité homme/femme est le suivant : sa vision reste patriarcale dans le sens où, dans son opposition, la référence de comparaison demeure le masculin. En éloignant le genre de la binarité masculin versus féminin, on ouvre la capacité de multiplier les possibilités de genres, afin de requestionner les normes sans s’y référer. Seulement, on trouve cette binarité en surreprésentation dans des lieux où les normes se produisent, comme dans la pratique de l’improvisation. Les acteur.ices y reprennent généralement les gestes de la vie quotidienne dans l’écriture de dialogues, dans la création des personnages, mais aussi dans la mise en scène. Cela m’amène à me demander quelles sont les références et réflexions de l’acteur.ice lors de la construction d’un personnage? 

Les références de notre imaginaire théâtrales

L’art et la culture sont des dispositifs sociaux qui produisent ou transmettent des normes à travers le média de la performance. Historiquement, dans le théâtre, ces normes furent encadrées implicitement par les discours culturels dominants. Ainsi, les œuvres remettant en question l’actuel sociétal furent censurées, ayant pour conséquence d’uniformiser les représentations que l’on peut trouver dans l’art. Au XIXème siècle, le théâtre vaudeville devient un classique de la comédie en constituant le schéma classique hétéronormatif autour de l’adultère, particulièrement dans la construction des personnages principaux composés du mari, de la femme et de l’amant. C’est un exemple parmi d’autres qui puise son inspiration dans les stéréotypes genrés lors de la construction de ses personnages, notamment féminins, qui sont souvent restreints dans la définition de leur rôle à « la femme de… » ou « la fille de… ». Il faut certes prendre en compte un contexte historique lors de l’écriture de ces pièces de théâtre, mais ce qui est souligné ici c’est l’influence de ces œuvres dans les références et l’imaginaire actuel des créateurs.rices improvisateur.ices. Actuellement, comment les normes de genres sont-elles manifestées dans les pratiques d’improvisations?

Le genre est-il performé librement en improvisation?

Certains organismes imposent à leurs comédien.nes de jouer des rôles qui correspondent à leur sexe biologique. La raison officielle derrière cette restriction est la suivante : cela évite la « confusion » sur scène, ce qui pourrait amener une réplique questionnant le genre du personnage. Cette réplique pourrait créer un retard de jeu dans la construction de l’histoire : or, a-t-on besoin de connaître absolument le genre de ce personnage? Ce raisonnement mené par certaines directions considère que le public serait troublé et cela pourrait ralentir la compréhension de l’histoire. Cette restriction a pour conséquence de réguler l’improvisation en y intégrant un système normatif autour du genre, ayant pour effet de limiter l’imaginaire performatif pour les acteur.ices. Par conséquent, cela revient à enfermer les oppreseur.es et oppréssé.es dans des rôles aux positions sociales similaires. En ce sens, lorsqu’un.e improvisateur.ice entre en scène, c’est son apparence corporelle que l’on regarde avant même de connaître son personnage. Enfin, cette règle oblige aux joueur.se de choisir un genre « viable », acceptable au niveau de la société pour ne pas prêter à « confusion ». Aliénant ainsi les joueurs.es à réguler les genres sur scène. Fort heureusement, cette règle n’est pas imposée dans toutes les ligues d’improvisation, mais elle devient problématique lorsqu’elle est intégrée en tant que norme dans le jeu des improvisateur.ices, parfois sans même la questionner. Mais alors, les conditions sont-elles présentes pour que les joueur.ses se sentent libres d’explorer librement leur imaginaire?

Déconstruction normative en improvisation

En vue de déconstruire ces restrictions normatives dans l’improvisation, il faut dans un premier temps reconnaître les instruments légaux déjà en place (Butler, 2006). Ce cheminement nécessite d’être effectué par tous les aspects qui composent le domaine de l’improvisation.

Nommément, les thèmes genrés donnés au début des improvisations peuvent freiner ou insister pour qu’un genre s’impose par rapport à un autre sur scène. La neutralité dans le titre du thème peut permettre aux improvisateur.ices de s’approprier l’histoire comme iels l’entendent. Par exemple, un thème genré comme « Un policier bienveillant, mais pas trop non plus… » pourrait devenir « La police est bienveillante, mais pas trop non plus… ». C’est ici toute la difficulté de déconstruire le genre avec une langue tel que le français où le masculin est considéré comme neutre, ce qui impose aux femmes de devoir se reconnaître dans une grammaire où le féminin est virtuel. Si le sujet est genré, ou énoncé via la binarité de la parole en étant inégal, est-ce que le personnage le sera aussi indirectement? Cette réflexion peut aussi être élargie au besoin de créer un espace grammaticalement non binaire, mais aussi un espace neutre, où toute forme de genre pourrait performer sans être obligatoirement catégorisée. Le défi serait de pouvoir faire fonctionner cela autant à l’écrit qu’à l’oral.

Parallèlement, jouer demande un certain investissement personnel, car il « implique le corps comme outil premier de création », en exposant l’intime au public (Ausina, 2014). La perception sociale du corps, ainsi que les normes sociales quotidiennes qui s’y rattachent, persiste sur le personnage joué par l’acteur.ice. En me basant sur mon bagage en improvisation, j’ai par ailleurs remarqué un geste qui revient fréquemment sur scène : les personnes de sexe biologique masculin se déshabillent sans gêne. Il est fréquent d’observer un improvisateur enlever son chandail ou finir sur scène en sous-vêtement, voire même de s’en vanter. Les personnes de sexe biologique féminin et minorités de genres retrouvent les mêmes inégalités physiques sur scène qu’en société et le torse féminin reste caché, car il pourrait choquer ou être interprété sexuellement. Les seins nus sur scène font partie du registre du vulgaire, ou bien provoquent des rires gênés. Pourtant, dans les significations féministes ils sont signe de liberté d’expression égalitaire (Ausina, 2014).

Chaque spectateur.ice interprétera différemment la lecture d’un corps, car iel s’inspire et compose avec ses propres références (Féral, 2013). C’est par ce même mécanisme qu’un individu n’aura pas la même lecture d’une scène ou des normes qui peuvent y être représentées. Le public possède une position propre à lui, dans le sens où, même s’il ne peut contrôler ce qu’on lui montre, il n’est pas pour autant dans une posture passive. Lorsque la performance est destinée à autrui, il est complexe d’anticiper comment le public va l’analyser l’assimiler ou le mettre en parallèle. Or, il est possible d’orienter sa compréhension, en organisant la structure intentionnelle de l’improvisation, pour faire adopter aux spectateur.ices un regard spécifique tout au long de la performance. Entre autres, les médias Queer Gaze permettent la reconnaissance et la visibilité des identités « non normatives ».

« The Queer Gaze is a political platform where it is possible to break with the idea, that women’s success is limited to ‘being seen’ […] it’s storytelling to get you on somebody’s side.”

(Soloway, 2016).

Opter pour un regard performatif Queer, c’est proposer à son public une coupure avec la société normative. La représentation de la « théâtralité de la vie quotidienne » est ainsi plus juste, car toutes les identités sont libres d’y être performées (Soloway, 2016). Actuellement, s’il est complexe d’avoir une visibilité inclusive en improvisation c’est parce que l’hétéronormativité est en surreprésentation dans les relations entre les personnages.

L’hétéronormativité désigne les « façons dont le privilège hétérosexuel est tissé dans la fabrique de la vie sociale » (Jackson, 2015). La manifestation de l’identité hétérosexuelle s’impose même, parfois, verbalement entre les personnages au cours de la construction de la scène. Cette dernière ayant une place forte dans le domaine politique et social, sa critique amène une tout autre dimension à l’improvisation. Sa déconstruction commence par sortir l’acte sexuel du centre de la scène, ou bien par introduire d’autres possibilités de rapport sexuel. En effet, c’est un sujet qui revient souvent en impro, certes celui-ci est rarement joué, mais il est généralement verbalisé. En ce sens, l’un des personnages utilise une position privilégiée et hiérarchisée afin d’imposer une sexualité normée à l’autre personnage présent sur scène. Dans ce cas, l’importance qui est donnée à l’hétérosexualité participe à l’invisibilité des sexualités homosexuelles, ou queer, dans la forme médiatique qu’est l’improvisation.

Si nous, improvisateur.ices, sommes les créateur.ices du contenu de notre média, alors, il est possible de sortir des normes régulatrices hétérosexuelles lors de la construction de nos personnages. D’autant plus que l’humour homophobe et les stéréotypes gays obligent les comédien.nes à faire face à une réplique agressive. Enfin, la représentation de la sexualité « ne doit pas être interdite ou censurée, mais au contraire être un espace de liberté à prendre soi-même en favorisant l’émergence de nouvelles esthétiques » (Ausina, 2014).

Il est nécessaire que le changement structurel de l’improvisation soit appliqué sur tous les champs d’inégalités. Les propos sexistes, homophobes, misogynes, racistes, les accents stéréotypés et l’appropriation culturelle doivent être synonymes de sanctions par l’arbitre et non de blagues sur scène. Il faut également se demander pourquoi si peu de personnes racisé.es se présentent aux camps de recrutement? Le présent climat n’est pas égalitaire, les relations de pouvoirs présentes sont nocives à la création d’un espace scénique bienveillant. Aussi, bien que ma recherche se base sur la liberté de la performance du genre, ceci ne pourra arriver tant que les inégalités raciales seront présentes en improvisation. Les personnes blanc.hes sont tenu.es d’ouvrir l’espace scénique et d’inclure dans le coaching, saison, stage ou camp de recrutement une formation antiraciste visant à partager respectueusement cet art performatif (Anne Morais, 2020 – Didascalie).

Le cheminement de l’improvisation vers un espace de divertissement égalitaire et respectueux.

La performance de genre amène à être conscient.e d’un certain contexte politique, mais surtout, d’être en mesure de se servir des normes sociétales pour pouvoir jouer avec afin que celles-ci ne soient plus perçues comme telles (Féral, 2013). Prenons pour exemple les pratiques Drag qui ont la particularité de déstabiliser les frontières normatives. Une véritable mise en scène des genres se produit à travers cet art, dont les enjeux politiques sont une remise en question du système dominant (Greco & Kunert, 2016). En reprenant les normes oppressives de différents registres culturels, linguistiques ou genrés, cela permet de mieux pouvoir les critiquer et se rendre à l’évidence que certaines sont inutiles ou qu’elles peuvent heurter une personne / communauté. C’est ici toute l’ambivalence de l’utilisation des normes en improvisation : elles ne sont pas utilisées pour rire d’une personne ou la rabaisser, mais elles sont présentes pour dénoncer les impacts de celle-ci. Si l’on ajoute à cela une réappropriation corporelle, cette prise de position permet à chaque comédien.nes de redéfinir sa position dans le jeu scénique. Dès lors, le temps est à la réappropriation des normes sociétales dans l’improvisation, en composant un espace où performer devient une émancipation de toutes conformités. J’entends par ici un processus de réflexion auprès de l’improvisateur.ice, qui doit dépasser sa performance corporelle « de tous les jours » afin d’orienter son jeu physique et mental vers un nouveau genre.

Sortir de sa zone de confort est un objectif qui est souvent exprimé et cela peut se faire en permettant aux joueur.ses d’éveiller leur curiosité en découvrant la performance d’un autre genre, en s’y mélangeant ou en explorant comment son corps s’y adapte. Tout comme chacun.e possède sa propre palette de personnages, chacun.e serait alors capable d’y ajouter une dimension genrée. C’est en s’essayant sur un jeu qui s’écarte de la performance de la féminité ou de la masculinité que l’exercice prend une ampleur remarquable. Il est de mon avis – en tout cas d’espérer – que cela peut changer la vision du jeu de l’improvistateur.ice d’une part, mais aussi son ouverture d’esprit en société d’autre part. Il en est de même pour un.e spectateur.ice qui serait témoin d’un jeu diversifié d’un.e comédien.ne, ayant pour effet de réaliser à quel point le genre est performatif en société. Le tout révélant un jeu qui serait dans la justesse, émancipé de toutes formes d’oppression en retrouvant la liberté de s’exprimer avec son corps.

Conclusion

Il peut être effrayant de modifier ce qui compose sa passion, d’autant plus si cela paraît encore flou. Ainsi, la première étape de ce changement est composée par de la documentation et des lectures. Subséquemment, la prise de conscience amène à une phase d’exploration dans son jeu et dans son regard. À l’avenant, la possibilité de l’échec doit être prise en compte et surtout acceptée. C’est ici le défi de remettre en question le processus même de la communication actuelle, autant dans le langage que dans la compréhension. Lors de représentations, si une réplique normative est présente dans une improvisation, il serait intéressant par la suite d’en discuter et de se questionner à propos.

Questions et réflexions que l’on peut se poser lorsqu’on performe / assiste / coache / arbitre l’impro:

  • Comment la norme observée pendant l’impro aurait pu être jouée autrement? La norme était-elle superficielle ou essentielle pour faire avancer l’histoire?
  • Comment est-ce que je comprends le genre joué par les comédien.nes? Le genre était-il essentiel pour comprendre le personnage? Suis-je troublé.e lorsque j’ai du mal à discerner un genre de manière explicite?
  • Les relations entre les personnages sont-elles diversifiées?
  • L’humour utilisé a-t-il pu heurter une communauté?
  • Quels exercices me permettent d’explorer différents genres dans mon jeu?
  • Suis-je étonné.e par certains propos en improvisation? Pourquoi?

En définitive, l’élaboration de nouvelles représentations de genres permettront d’amener l’improvisation vers une nouvelle exploration, plus juste et inclusive. Ce travail vise à conscientiser chacun.e des privilèges actuels sur scène, car cet enjeu touche plusieurs sphères de la société. Je vous invite donc à prolonger la réflexion actuelle, en l’adaptant à de nombreux domaines, notamment dans votre vie quotidienne.

Références bibliographiques

Téléchargez le fanzine illustré de cette recherche ici.

AUSINA, A.-J. (2014). La performance comme force de combat dans le féminisme. Recherches féministes, 27 (2), 81–96.

BUTLER, J. (2006) «Agir de concert », dans Défaire le genre, trad. M. Cervulle, 13-29.

De LAURETIS, T. (2007) «La technologie du genre», dans Théorie queer et cultures populaires, trad. M.-H.Bourcier, 37-94.

FÉRAL, J. (2013) «De la performance à la performativité», Communication 92: 205- 218.

GRECO, L. & S. KUNERT (2016) «Drag et performance», Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux.

JACKSON, S. (2015). « Genre, sexualité et hétérosexualité : la complexité (et les limites) de l’hétéronormativité. » Nouvelles Questions Féministes, vol. 34(2), 64-81. doi:10.3917/nqf.342.0064.

MORAIS, A. (2020), « Improvisation théâtrale: le miroir nécessaire », Didascalie – Réplique – Revue numérique de réflexions manuscrites sur le théâtre improvisé Québécois.

SCOTT, J. (1988) «Genre: une catégorie utile d’analyse historique», De l’utilité du genre, 17-54. SOLOWAY, J. (2016): The Female Gaze. Master Class, TIFF 2016.